NARRATION SEQUENTIELLE
ET DSPOSITIF INTERACTIF
Les auteurs de
"Ceremony" comme de "Postales" défendent un propos, ils proposent
un récit à dévoiler et à construire par les intentions d'un lectacteur
[ Jean-Louis Weissberg ], dans les deux cas, une narration sonore
se trouve comme libérée ("Postales") et révélée ("Ceremony") par
une intervention sur le dispositif. Les deux dispositifs partagent
en commun de proposer simultanément une narration sonore (voix
enregistrée) et un environnement actable : texte ou images de
textes, images indicielles ou symboliques, vidéos, animations.
récit et oralité -
Les voix off portent l'histoire de manière
linéaire par le mode du récit à la première personne ("Postales")
ou par celui de la parole à l'autre absent ("Ceremony") propres
à l'échange épistolaire. La présence par la voix semble ici donner
le corps nécessaire - souvent minoré dans un dispositif numérique
- à l'incarnation. Le canal audio du lectacteur peut être occupé
à écouter l'histoire ("Postales"), sans se perdre en efforts de
lecture - réputée difficile à l'écran - pendant qu'il fouille
l'oeuvre de son curseur découvreur.
image et activité -
Les textes-images eux prennent en charge
ce non-temps du récit (supporté par le canal audio) mais qui va
le libérer ("Ceremony") ou l'orienter dans ses dimensions plastiques
et comportementales ("Postales"). A cet égard, le terme de lectacture
paraît trouver ici une grande légitimité. L'action sur le dispositif
ne sert plus comme avec le livre une lecture de décodage du langage
(fonction assurée ici par l'audio) mais plutôt une quête des intentions
cachées sous les images par une fouille active.Les questions du
récit et de l'activité se jouent ici dans une relative autonomie
de temps et sont en même temps prises dans un rapport conditionnel
au niveau opératoire. Ces deux dispositifs présentent plusieurs
niveaux d'accès ou de lecture, le mode d'apparition des signes
(images, textes, animations) se constitue comme code d'écriture
au même titre que l'agencement spatial et temporel des signes
eux-mêmes (images, textes, vidéos) ou que leurs comportements.
Chacun de ces codes s'ajoutant aux autres par strates pour former,
sur le même plan de réception, l'expérience de l'oeuvre.
modalités de présence des signes -
ou point de vue sémioactif (apparition
de type présence-absence - luminosité de type transparence-opacité,
couleurs de type froid-chaud, éclatements de type signe-matrice-pixel,
mouvement de type libre ou contraint, cinétique de type pesanteur-apesanteur,
limites de type champ-hors champ, espace de type agrandissement-réduction,
rotation).
postures du lectacteur -
ou point de vue du lecteur : alternance
de positions spectatorielles et manipulatoires ou "ergodiques"
[ Espen Arseth ] pour "Ceremony" et co-existence de ces deux positions
pour "Postales".
dispositif sensible et algorithmique -
ou point de vue de l'auteur, compris au sens de sa production
: l'oeuvre numérique et ses possibles, faite des réseaux complexes
de relations entre contenu sensible et programme intelligent.
dispositif computationnel - ou point de
vue de la machine et de ses extensions : l'ordinateur avec ses
capacités variables, ses temps d'accès relatifs, son écran de
taille et de résolution variable, son dispositif sonore intégré
ou externe, son clavier et sa souris.
Ces rapports posés comme hypothèse devraient
servir l'idée encore peu thématisée que l'oeuvre numérique fait
non seulement "oeuvre ouverte", "oeuvre en mouvement" [Eco] mais
opère comme présentification des intentions d'un auteur révélées
par les intentions d'un lectacteur. Ceci, à travers deux écritures
distinctes structurellement (les textures du récit d'une part
et l'ensemble des programmes d'autre part) mais identifiées comme
une seule (le cédérom comme oeuvre) pour le lectacteur qui utilise
l'ordinateur comme instrument de médiation.
ART TECHNOLOGIQUE OU DESIGN NUMERIQUE
Les liens étroits, tissés entre ces notions
pourraient donner quelques perspectives à l'idée que l'oeuvre multimédia
est une oeuvre mutante, hors des formes repérées, parce que pensée
structurellement à travers un médium dont le propre est de posséder
lui-même la capacité de gérer et de générer des systèmes en mouvement
, faisant naître de nouvelles modalités lectorielles et forçant
la définition de nouvelles grilles de décryptage. Cette idée déjà
développée [ Philippe Bootz] dans le contexte spécifique des textes
génératifs sous l'angle de la "profondeur de dispositif" pose
la question des frontières entre l'oeuvre et le produit, avec en
toile de fond le débat sur "art ou design interactif". Il ne s'agit
pas tant d'engager ici le débat que de pointer, en marge, qu'on
ne peut éluder trop longtemps le sujet. La question vivante de
l'art - qui se déplace en même temps que son objet se transforme
- fait l'objet du champ de l'esthétique et prend appui sur des
positions philosophiques. Elle se pose, pressante, avec l'oeuvre
numérique. Elle a été au centre de nombreux débats lors de ISEA00
et de NUMER00. Maurice Benayoun y a proposé [ table ronde d'ouverture
de NUMER00 ] que "l'art restait une question" alors que le design,
plus ancré dans le partage des codes culturels constituait un
ensemble de "réponses provisoires". Si cette proposition ne clôt
pas la question, c'est du moins un point de vue pragmatique et
pertinent dans notre contexte et qui me semble rejoindre celui
de Sophie Lavaud (texte "A propos de Myth II" du 24 janvier 01).J'utiliserai
donc à propos de ces deux dispositifs le plus souvent le terme
d'oeuvre puisqu'il ne s'agit ni d'applicatifs logiciels (répondant
à des fonctions), ni de jeux (avec règles, entraînement, apprentissage)
ni non plus de produits culturels éducatifs (avec ses modes et
processus d'accès aux connaissances). Dans les deux cas décrits
ici, le non-dit de l'intention repose sur le pari d'un engagement
du lecteur par identification, par sympathie, par capillarité
pourrait-on dire. Les personnages (dans les deux dispositifs)
ne parlent pas tant de leur amour, de leur désir, de leur solitude,
que de solitude, de désir et d'amour. Leurs questions deviennent
les nôtres parce qu'une magie se produit, celle peut-être d'une
écriture (multi-médiée), qui parvient à atteindre l'universel
en nous. Cette part irréductible de fragilité, de constante inconstance,
hors temps et hors espace, archaïque et sublimée, partageable
à travers une oeuvre.
"Postales" - Gabriela Golder - dispositif
web - juin 2000
"Postales" est un site web écrit en 1999-2000
par Gabriela Golder. Présenté par son auteur comme un "journal
intime... avec ses fautes de français". Il utilise les ressources
médias du texte, de l'image photographique et symbolique ainsi
que du son (audio) et se lit à travers un navigateur web de génération
4 interprétant le DHTML et gérant le son en streaming (en flux
continu) de RealAudio.
Le principe de "Postales"
"Postales" est un hypertexte de près de
220 pages-fragments inter-reliés dans une logique propre à l'auteur,
chaque page possède de un à trois liens possibles. Chaque consultation
peut donc révéler la lecture active de différents chemins d'expérience.
Les liens textes ou images sont masqués, donc à chercher, souvent
en dehors des zones attendues. La particularité de ce dispositif
est que le lancement de la première page déclenche la lecture
linéaire, inaltérable : une narration de 35 minutes. Ce récit
est celui d'un texte de l'auteur, dans un français coloré d'un
accent Argentin et interprété sans hâte, avec un ton nostalgique,
parfois sussuré.
Le contrat du lecteur
Le dispositif web est à priori non documenté
(pas de jaquette, de livret) au contraire de la plupart des supports
cédérom, et suppose une entrée directe dans la pratique de l'oeuvre.
Peut-être faudrait-il évoquer ici le "billet de recommandation"
ou tout au moins le moyen par lequel le lecteur a eu connaissance
de ce dispositif. Il n'est pas indifférent de savoir s'il vient
d'un moteur de recherche (selon quels mots-clés ?), par un article
sur un magazine (lequel ?), sur les recommandations d'un ami...
Et également de savoir en quels termes, dans quel contexte, ce
dispositif a été présenté. Le contrat implicite du web est peut-être
justement du côté d'un usage sans médiation, ou tout au moins
qui ne se fait pas par un canal unique, voire identifiable.
Le générique
De la notion de générique, on pourrait
dire qu'il ne se traduit pas dans les mêmes formes que pour "Ceremony"
mais qu'il n'est peut-être pas inexistant. Le son par exemple,
met un "certain temps " à arriver (trafic, vitesse de connexion,
occupation du serveur...) et l'auteur en tient compte. La phrase
"sans s'arrêter" est ainsi répétée en plusieurs cycles. On peut
voir là une façon de gérer ce que l'on connaît sous le nom de
loading, ce temps de chargement des médias avant qu'un dispositif
web soit en mesure de réagir comme convenu par l'auteur. Cette
réitération fonctionne en fait comme un générique, elle installe
l'ambiance, met en condition par le ton, la voix, la fréquence,
on peut "perdre" le texte puisqu'il n'est pas encore important
dans son énoncé.
Champ - hors champ
Terme emprunté au cinéma, le champ - hors
champ désigne ici les nombreux cas où l'image est plus grande
que l'écran. Cet espace que l'on s'accorde à concevoir comme une
continuité, comme espace homogène. Ce décor accessible depuis
ma fenêtre - la chaîne de montagne des Aravis - je peux l'imaginer
"continuer d'exister" hors de mon champ de vision, "hors du cadre"
puisque je connais ces lieux et que ma mémoire sait s'y référer.
C'est le cas par exemple de la vision à travers une longue vue
sur pied. Après un long panoramique, notre image mentale s'est
construite à partir d'une succession d'images que l'oeil ne voit
plus mais que notre esprit a mentalisé. Je peux imaginer un "avant"
et un "après" spatiaux - temporels pour une suite ou un "avant"
de l'image dans le champ. Beaucoup de dispositifs font usage de
ce procédé, "Postales" a la particularité de l'utiliser, que l'image
soit un texte ou une image. Ce qui ne manque pas de causer d'étonnants
effets. La lecture même est perturbée puisque le texte se donne
à voir dans une temporalité : celle de la vitesse à laquelle il
va traverser l'écran.
Trace et mémoire
L'usage du champ - hors champ se trouve
intimement lié à l'écran numérique et y implique temporalité et
spatialité. Si l'image déborde l'écran c'est qu'elle est "très
grande". Cette notion imprécise a toutefois une valeur et une
réalité : le début de l'image passant comme "hors de l'écran"
initialise les phénomènes de traces, jeux d'oublis, résidus de
mémoire. Qu'ai-je retenu de cette image qui est passée ? Y avait-il
un ou plusieurs liens cachés que je n'ai pas vu ? Nous en cherchons
les signes et indices dans l'espace de notre mémoire à court terme.
"Postales" joue de ces registres et certains scroll verticaux
et horizontaux possèdent plusieurs liens. Si nous les manquons,
il nous faut "recharger" la page, refaire une tentative pour accrocher
la suite. Le nombre des liens et la possibilité que l'on a de
les manquer contribue à donner "du prix" à notre lecture. Nous
finissons par savoir que nous faisons des choix, contre d'autres,
que nous prenons des chemins et passons à côté d'autres. L'apparition
n'a qu'un temps, il faut être de celui-là ou re-passer. "Il tempo
fugge e non s'arresta un'ora". Mais c'est là le propre de l'hypertexte,
de torturer le lecteur à chaque instant de décision, à chaque
lien. De l'installer dans la perte. Brouiller les pistes, musarder,
se promener dans les marges d'un texte qui se tisse là (à l'écran)
en même temps qu'ici (sur le fil narratif qui nous est lu). Nous
pouvons avoir l'impression de lire le journal intime, ou plutôt
de le consulter (l'effeuiller) en même temps que l'auteur nous
parle. La navigation hypertextuelle accompagne ici l'écoute, lui
fait écho comme une volonté de lecture par le geste. Et nous l'avons
vu plus haut, les liens ne sont pas "documentés" comme ils peuvent
l'être en html (lien actif, lien suivi, lien cliqué codé en couleurs),
la notion d'historique n'est plus efficiente ici (même si elle
le reste au niveau inférieur du navigateur par l'accès à l'historique
ou aux signets).
L'attachement
Les pages où le curseur se fait le départ
d'une phrase qui le suit dans ses déplacements, créé immanquablement
une tension visuelle entre l'objet désigné et ce message "flottant"
comme un drapeau. Cette tension est le produit d'une friction
linguistique et visuelle, le texte (la lettre) prend par la programmation
(comportement), des attributs d'objet vivant (soumis aux lois
physiques de notre monde) sans pour autant perdre son message
textuel. Cet effet appelé aussi cursor trails ou "effet élastique"
est intéressant au-delà de l'effet cinétique (vitesse, masse,
accélération) qu'il opère visuellement. L'accompagnement du curseur
par les textes-images dans leurs traversées de l'écran génère
également une lecture plus contextuelle, plaçant les textes au
plus près de notre avatar d'intentions actées (la petite flèche
noire pointant à 10h55)./// lda ///"Le texte accomplit sinon la
transparence de rapports sociaux, du moins celle des rapports
de langage : il est l'espace où aucun langage n'a barre sur un
autre, où les langages circulent (en gardant le sens circulaire
du terme) (...) " Raymond Bellour "L'analyse du film" 1979